Après deux jours de navigation sans encombre, nous voici à la marina Moys à Olbia.
Nous sommes amarrés dans la travée réservée au location de bateaux. Sur notre ponton et celui d’en face sont alignés des dizaines de grands voiliers, tous identiques et flambants neufs. Une véritable flottille pavoisée au nom du loueur.
La passe entre les deux pontons est étroite et laisse peu de place à la manœuvre.
Autour de nous règne une effervescence digne des préparatifs du Vendée Globe.
Des dizaines d’employés de l’agence de location, mécaniciens, électriciens, femmes de ménage, hôtesses d’accueil s’activent en tous sens avant la venue des clients.
Un italien d’une quarantaine d’années, le genre patron nerveux, saute d’un bateau à l’autre en aboyant des ordres aux uns et aux autres.
Nous sommes samedi matin, il ne leur reste plus que quelques heures pour régler les dernières mises au point. L’ambiance est tendue.
Installés en bout de ponton nous contemplons cette ruche humaine qui s’affaire avec un plaisir non dissimulé : comme il est loin le temps du stress, des rendus de dernière minute, des humeurs des uns et des autres… comme nous ne les envions pas !
Notre voisin de droite, un jeune homme bricolant sur un vieux rafiot semble totalement indifférent à toute cette agitation. Torse poil, une clope au bec, il est entrain d’installer des panneaux solaires sur un portique tout en écoutant des tubes italiens à tue-tête. Son bateau, un gros voilier en acier qui doit bien peser quinze tonnes ressemble plus à un char d’assaut biélorusse qu’à un élégant gréement des voiles de Saint Tropez. La coque ne semble plus très fraîche et le roof très haut et très moche donne l’impression d’un bateau fait maison par un bricoleur du dimanche. La coque et l’hélice sont couvertes d’algues, signes que le bateau n’a guère navigué depuis des années.
Nous nous saluons gentiment et retournons à nos moutons.
Comme nous avons une journée d’avance sur notre rendez-vous avec Benoit, nous décidons d’aller faire les courses au super marché d’Olbia pour notre traversée jusqu’à Rome.
Au retour nous constatons que les premiers clients des bateaux de location arrivent et avec eux les premiers ennuis. Comme s’ils s’étaient concertés, ils sont tous venus avec d’énormes valises à roulettes qui se prennent les roues dans les travées des pontons et manquent de se renverser. Ceux qui parviennent jusqu’à leur bateau doivent ensuite les hisser à bord ce qui à moins d’être un haltérophile accompli est quasi impossible pour un papi ou une mamie de plus de soixante ans, et ils sont nombreux dans les rangs… Lorsqu’ils n’ont pas à soulever leurs valises ils doivent jouer les équilibristes en s’engageant sur d’étroites passerelles menant à leur bateau.
Le patron de l’agence de location est dans tous ses états, intimant sur un ton fort peu amène à ses employés d’aider les uns, de soutenir, les autres, de porter une valise, bref d’éviter que l’un de ses clients ne tombe à l’eau et se retrouve coincé entre deux bateaux avec une valise de vingt kilos au bout du bras…
Nos décidons avec Laurence d’échapper aux vociférations du patron et aux tubes italiens de l’été et allons déjeuner au restaurant de la marina.
A côté de nous, un groupe de jeunes trentenaires français assis autour d’une table en plein soleil discutent bruyamment du programme à venir.
— On va où les gars : Maddalena ? Golf di Orosei ?
Visiblement ils viennent d’arriver et se préparent à passer le pont de l’Ascension en mer. A voir leur tenue très “yatching” et leur teint qui vire au rouge, ils ont sans doute été faire un tour chez Décathlon avant de partir mais ont oublié la crème solaire. Ils ont déjà éclusé une pinte de bière chacun, entame la deuxième et ont l’air bien décidé à prendre du bon temps.
Finalement ils optent pour les îles Maddalena.
Quelques verres plus tard nous les voyions se diriger vers le ponton des locations de bateau où nous les suivons pour rejoindre Omer.
Notre voisin, toujours très cool a bien avancé son travail tandis que le patron de la boite de location est au bord de l’apoplexie.
Il est quatorze heures, l’heure de l’avitaillement. Les clients arrivent en poussant d’énormes caddies remplis de bouffe et de packs de bières. L’un des packs est percé et laisse une traînée sombre derrière lui tandis qu’un autre tenu en équilibre par un pauvre gars manque de basculer à la mer. Le patron suit avec effroi cette colonne de fourmis poussant péniblement ces énormes caddies dont les roues se prennent inévitablement dans les interstices du ponton.
Mais car il y a toujours un mais, il ne sait pas encore que son cauchemar ne fait que commencer.
Après l’avitaillement c’est l’heure du départ.
Les premiers bateaux quittent leur place dans une anarchie totale mais avec un point commun, l’absence totale de connaissance nautique pour la grande majorité d’entre eux. Le résultat est un véritable carnage. Mais la palme revient sans conteste à notre bande de jeunes français.
Les pauvres gars vont faire une démonstration de toutes les pires erreurs que l’on peut commettre en manœuvrant et c’est avec un sentiment de terreur et d’impuissance que nous les voyons quitter le port comme une balle de flipper rebondissant sur toutes les étraves des bateaux.
Voyant cela le patron se met à hurler une bordée d’insultes en italien qui ne font qu’accroître la panique du barreur.
—Vaffanculo, Francese di merda, Figlio di putanna… (Allez vous faire enculer, Français de merde, fils de pute…
Le spectacle est vraiment consternant.
Un des gars à l’avant tente vainement de repousser le bateau avec une gaffe tandis que le barreur prit de panique confond sa droite et sa gauche, la marche avant avec la marche arrière, pousse les gaz à fond au lieu d’y aller mollo…Et bing par ci et bing par là, on ne le dira jamais assez : une manœuvre de port réussi est une succession de catastrophes évitées…
Au milieu de ce capharnaüm, arrive un couple très âgé et très endimanché qui monte péniblement sur le rafiot biélorusse. Sans échanger un seul mot, le jeune gars qui a mis un tee-shirt les installe à une petite table où trône un joli petit bouquet de fleurs et leur sert un verre de blanc bien glacé. Les deux vieux un peu hagards contemplent en silence le balai des bateaux qui quittent le port.
La scène est surréaliste, ne manque qu’une autruche coiffée d’un Haut-de-forme qui traverserait le cockpit pour se croire dans un film de Bunuel.

